Peu d'artistes ont aussi étroitement associé leur nom à un site que Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire, en Provence.
Le peintre aixois est un personnage clé dans l'avènement de l'art moderne, tant sa manière de traduire les volumes par de larges touches de couleurs a ouvert la voie à une peinture nouvelle.
Mais au delà de cette audace, ce qui le caractérise est son attachement à un nombre réduit de sujets. Enlevez de son œuvre les pommes, les baigneuses et la Sainte-Victoire, et vous aurez arraché les pages les plus riches de sa biographie.
La Sainte-Victoire en l'occurrence, il l'a peinte plus de 80 fois dans les vingt dernières années de sa vie, entre 1885 et 1906.
Quatre-vingt vues de la même "montagne"?! Je ne veux pas offenser les Provençaux parmi vous, mais vous conviendrez qu'un massif calcaire de 1000 mètres de haut ne constitue pas la formation géologique la plus impressionnante qui soit. Et pourtant...
On pourra expliquer que le sujet de ces toiles est moins le paysage que la peinture elle-même. Et supposer que sa démarche avait pour but de percer le secret de la représentation picturale d'un monde tridimensionnel.
Mais comment ne s'en est-il pas lassé? Qu'est-ce qui a nourri, toile après toile, ce désir sans cesse renouvelé de peindre le même sujet?
La réponse est dans les œuvres. Car aucune ne ressemble à une autre. Cézanne a passé toutes ces années à "refaire différemment".
Il a arpenté les sentiers pour trouver des points de vue différents, peindre à des heures différentes, sous des lumières différentes, délaissant parfois sa peinture à l'huile pour de l'aquarelle. Pas de répétition: juste des variations.
Le résultat, c'est une révélation progressive, lente mais toujours enthousiasmante, aux antipodes d'un assommant sentiment de redite.
Dans une lettre à un ami, il expliquait par exemple: "Longtemps j'ai cru que l'ombre sur la montagne était concave. J'ai compris aujourd'hui qu'elle est convexe. C'est incroyable. J'en ai eu un grand frisson."
De quelle ombre parlait-il? Aucune idée. Mais lui le savait. Et ça le mettait en joie. Car ce frisson dont il parle n'est pas le signe d'une émotivité hors norme, mais celui du plaisir de comprendre et de progresser.
Tous nos métiers comportent un certain nombre de tâches récurrentes susceptibles de générer une forme d'ennui... et donc de désengagement.
L'obstination avec laquelle Cézanne a peint sa montagne nous rappelle que cette itération peut devenir un levier de montée en compétence. En changeant des petites choses dans notre manière de faire, nous nous donnons une chance de comprendre ce qui jusqu'alors nous échappait.
Se pourrait-il que ce que nous appelons "routine" soit en fait un chemin vers l'excellence? Peut-être... A condition de garder à l'esprit que refaire ne signifie pas reproduire, mais faire différemment.