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L'illusion de la table rase

Grégoire Jeanmonod

Cette sculpture est la plus célèbre du monde.


Cette seule silhouette suffit à faire surgir dans notre esprit le corps athlétique de David, son regard perçant, ses bras musculeux et son six-pack impeccable.


Faut-il préciser que le David date de 1504? Qu'il est l'œuvre d'un Michel-Ange même pas trentenaire? Qu'il mesure plus de 5 mètres de haut? Qu'il était un symbole triomphal de la République Florentine?...


Rappelons surtout qu'au départ, c'était juste un gros bloc de marbre de quelque 60 tonnes, laissé à l'abandon tel un vulgaire tas de gravas dans un entrepôt de la Cathédrale de Florence.


Flashback.


Tout commence dans les années 1460. Le sculpteur Agostino di Duccio se voit confier la réalisation d'une statue monumentale censée orner une façade de la Cathédrale. Il fait alors venir de Carrare un bloc de marbre gigantesque.


Seulement voilà: la roche se révèle de médiocre qualité. Elle est nervurée, fissurée, friable... Résultat: Duccio déclare forfait, après avoir laborieusement dégrossi le monolithe.


Arrive alors Antonio Rossellino, autre sculpteur de renom. Il s'épuise à son tour sur le marbre... mais jette aussi l'éponge.


Décidément, il n'y a rien à tirer de ce grand machin. Et comme les encombrants n'en veulent pas, le bazar reste en plan. Pendant 26 ans.


Ce n'est qu'en 1501 qu'on finit par se dire que ce serait bien d'en faire quelque chose.


Qui veut s'y coller? Michel-Ange lève la main.... et hérite d'un bloc de marbre colossal, mal fichu, ébréché, trop étroit, et largement entamé par le burin de ses prédécesseurs.


Alors il observe, mesure, dessine, projette, corrige, élabore sa sculpture en fonction des volumes et des nervures du marbre. En un mot: il s'adapte.


Un corps de colosse a déjà été ébauché?... Il y inscrit son David.

Le bloc a été creusé sur le flanc?... Il opte pour un 𝘤𝘰𝘯𝘵𝘳𝘢𝘱𝘱𝘰𝘴𝘵𝘰 à l'antique, ce déhanché qui rend la statue si grâcieuse.

Son sommet est trop entammé pour qu'y soit sculpté un visage?... David tournera la tête.


Résultat: un chef d'œuvre est né d'une affaire mal embarquée. Parce que Michel-Ange savait que créer n'est pas partir de rien, mais s'accommoder de l'existant.


Reprendre un projet débuté par d'autres n'est pas chose aisée.


Quelles que soient la nature et l'ampleur du chantier, le travail inachevé passe souvent pour un handicap plutôt qu'un atout, au point que notre instinct nous pousse à tout reprendre à zéro.


C'est oublier que partir de quelque chose est souvent plus facile que partir de rien.


Méfions-nous de la tentation de la table rase. Ceux qui sont passés avant nous n'ont peut-être pas atteint l'objectif, mais ils ont "dégrossi" le boulot.


Parfois, prendre leur relai ne consiste pas à dynamiter leur travail pour s'affranchir des contraintes qui vont avec, mais plutôt à l'exploiter judicieusement, en sculptant nos idées dans le marbre qu'ils nous ont laissé.

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