Quand Jean Siméon Chardin, en 1728, présente sa candidature à l’Académie Royale de Peinture, il part avec un handicap.
Son truc, c’est la nature morte. Une table, trois courges, un broc en terre… et il vous fait un tableau.
Mais postuler à l'Académie avec une nature morte, c'est viser le Michelin avec un jambon-beurre.
Parce que l’Académie respecte une « hiérarchie des genres » très stricte. Du plus noble au plus trivial :
- Peinture d’histoire 👑
- Portraits 👨⚖️
- Scènes de genre 🛌
- Paysages 🖼
- Natures mortes 🍎
Donc la nature morte, c'est un peu la Ligue 2. Un pot en cuivre sera toujours moins spectaculaire qu’une Vénus sortant de l’eau.
Il y a une exception : les peintres hollandais. Ceux-là ont développé un génie particulier pour peindre les objets. Même ces messieurs de l’Académie les admirent : ils sont à la nature morte ce que les Anglais sont au rock n’roll.
S'il veut avoir une chance, Chardin doit se hisser à leur niveau.
Il compte soumettre à l’Académie deux toiles : le Buffet et la Raie. Il sait leur qualité. Ce qu'il veut, c'est qu'elles soient jugées sans a priori.
L'homme à convaincre, c’est le recteur de l'Académie : le grand Nicolas de Largillière. Chardin l’invite donc à découvrir ses œuvres… et tend son « piège ».
Il dispose de deux pièces en enfilade : un salon précédé d’une antichambre. Il fait savoir à Largillière qu’il l’attendra avec ses œuvres dans le salon, au fond. Mais il accroche ses toiles, encadrées avec soin, bien en vue dans l’antichambre.
Le jour J, Largillière arrive et, comme prévu, s’arrête devant les deux toiles. De longues minutes... Chardin, dans le salon voisin, se tait.
Quand le recteur le rejoint enfin, il s'adresse au peintre avec enthousiasme : « Vous avez là de très bons tableaux. Ils sont sûrement de quelque excellent peintre flamand. Voyons maintenant vos ouvrages... »
On imagine la jubilation de Chardin répondant : « Monsieur, vous venez de les voir. »
Fin du game : Chardin est reçu haut la main... et dénonce en même temps l'absurdité de cette fichue hiérarchie des genres.
Mais que dire de nous ? N'avons-nous pas laissé s'établir, au sein de nos entreprises, une telle hiérarchie ? Revenus mis à part, certains jobs ne sont-ils pas plus respectés que d’autres ? Plus hype ? Plus sexy ?
Pourtant il n’y a pas moins de noblesse à réparer une imprimante ou à remplir un tableau Excel qu’à manager une équipe ou à designer un produit.
La question ne devrait pas porter sur la nature d'un métier, mais sur le niveau d'excellence qu'on cherche à atteindre.
L’écrivain Watelet disait que Chardin était « un grand peintre dans un petit genre ». Quel que soit notre métier, efforçons-nous d'être comme lui : de grands professionnels. Consciencieux et exigeants.
C'est à ce prix que nous ferons de notre travail un levier d’épanouissement, d’estime et de reconnaissance.