Dire que Walker Evans était un photographe important serait un euphémisme. C'était le boss. Celui qui a sans doute le plus marqué la photographie américaine du XXème siècle.
Fuyant le sensationnalisme, Evans a développé un style franc, direct, sans artifices. On pourrait y voir une forme de détachement, voire d'insensibilité ; je préfère imaginer un homme résolu à témoigner de son époque le plus sincèrement possible.
Cette série de portraits, intitulée "Labor Anonymous", occupe une place particulière dans son œuvre.
Nous sommes en 1946. Evans reçoit une commande du magazine Fortune : il est chargé de réaliser un reportage dressant le portrait du travailleur américain dans les Etats-Unis d'après-guerre.
On imagine l'ampleur du chantier. Le photographe courant d'usine en manufacture avec son appareil en bandoulière, traversant le pays pour relier pôles industriels et sites commerciaux, arpentant bureaux et entrepôts jusqu'à l'épuisement...
Mais ce n'est pas exactement ce qu'il a fait. A vrai dire, il a même fait le contraire.
Il s'est posté à un carrefour du centre-ville de Détroit. Et il n'a plus bougé. Du tout. Façon chasseur à l'affût, mais avec un Rolleiflex au lieu d'un Winchester.
Pendant une après-midi, il a attendu que ses sujets - employés de bureau, ouvriers, commerçants, artisans - passent devant son objectif. Un livreur en pleine course, une secrétaire de retour de sa pause, un garagiste appelé sur un dépannage, une marchande sur le chemin de sa boutique, un patron en retard pour un rendez-vous...
Le résultat : cent cinquante portraits, sur un fond immuable, qui témoignent de la diversité de la population active américaine.
Contrat admirablement rempli en un temps record. Bravo Walker ! Et le tout avec des frais de déplacement se limitant au prix d'un ticket de bus.
Walker Evans (mal prénommé, pour le coup) n'était pas un fainéant plus futé que les autres.
Il a juste compris que quand le monde s'agite autour de soi, il est parfois préférable de s'arrêter, et de regarder. Mettre en sourdine cette petite voix qui nous pousse à l'hyperactivité, pour passer en mode contemplation.
Ne voyez pas en moi un apôtre de l'oisiveté inconditionnelle : comme vous je cours du matin au soir, et ne compte ni mes heures ni mes efforts pour essayer de produire un travail qui ait un peu de valeur.
Mais ce qu'Evans nous rappelle, c'est qu'il y a un temps pour l'action, et un temps pour l'observation. Et que le monde continuera de tourner si nous mettons un instant sur pause le cours de nos vies.
Nous pourrons alors respirer, et laisser venir à nous une richesse à côté de laquelle nous serions passés si nous n'avions pas interrompu notre course.
Parce que la vie est un spectacle, ce serait dommage de rater l'essentiel en essayant d'être en permanence au cœur de l'action. Vous ne croyez pas ?