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  • Grégoire Jeanmonod

Des collègues dans la lumière


Cette œuvre s’intitule « Short Circuit », et c’est le travail de l’un des artistes les plus influents de l'art américain : Robert Rauschenberg. Mais c’est aussi une belle manifestation de générosité.


Dans les années 1950, Rauschenberg se fait connaître avec ses « Combines ». Des œuvres hybrides entre peinture, assemblage et ready-made, où il associe des toiles avec des photos, journaux, rideaux, cagettes, pneus, animaux empaillés… bref, tout ce qui lui tombe sous la main. L’idée ? En (très) gros : challenger la distinction entre l'art en 2 dimensions (comme la peinture) et l'art en 3 dimensions (comme la sculpture) avec des œuvres qui ne sont ni l'un ni l'autre... ou les deux à la fois. Et si ça vous semble un peu perché, rappelez-vous que Marcel Duchamp, 35 ans plus tôt, a exposé un urinoir et un porte-bouteilles. On revient de loin.


« Short Circuit » date de 1955. A cette époque, Rauschenberg a encore du mal à percer : sa démarche un chouïa conceptuelle est accueillie par les galeristes avec autant d’enthousiasme qu’un essai de Jean-Paul Sartre en plein Spring Break. Il faut dire que la place est encore occupée par les géants de la génération précédentes – les Pollock, Rothko, De Kooning et consorts –, héros de l’Expressionnisme Abstrait qui ont fait triompher l’art américain au sortir de la guerre.


Mais cette année-là, il se voit offrir une chance. La Stable Gallery, à New York, l’invite à exposer dans le cadre du « Stable Annual ». Cet événement (annuel, comme son nom l’indique), présente un intérêt particulier : chaque participant peut proposer de nouveaux artistes pour l’édition suivante. De quoi donner un coup de pouce à des copains en galère.


En confirmant sa présence, Rauschenberg avance donc les noms d'artistes à qui il veut offrir de la visibilité : son ex-femme Susan Weil et son ami Jasper Johns. Des suggestions auxquelles la galerie répond – en substance – telle un videur de boîte de nuit : « Toi tu rentres. Eux ils rentrent pas. » Le refus est catégorique : Johns et Weil ne feront pas partie de la fête.


Mais Rauschenberg n’est pas du genre à laisser ses amis en plan. Alors il se met en tête d'envoyer une création à même de court-circuiter cette décision (d'où le titre « Short Circuit », vous me suivez ?)


Conformément à sa pratique du Combine, il intègre à son œuvre un morceau de toile cirée, une vieille photo et une carte postale... Mais la moitié supérieure est occupée par deux compartiments fermés par des panneaux de bois, accompagnés d'une inscription « Open » invitant les visiteurs à examiner leur contenu. A l’intérieur, deux toiles miniatures : une variation sur le thème du drapeau américain et une peinture à l’huile. Des œuvres ostensiblement signées… Jasper Johns et Susan Weil. La bonne vieille technique du Cheval de Troie, façon Rauschenberg.


Morale de l’histoire : un projecteur braqué sur soi est toujours une occasion de mettre des collègues dans la lumière... Quoi qu'en dise le videur.



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