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  • Grégoire Jeanmonod

Une leçon de négociation


En 1571 à Venise, un incendie ravage le réfectoire de l'église Santi Giovanni e Paolo. Les frères sont accablés : les flammes ont consumé l'immense tableau du Titien qui faisait leur fierté.


Pour le remplacer, ils font appel à la star du moment : Véronèse. Ce dernier se voit chargé de peindre sur plus de 13 mètres la Cène, l'ultime repas de Jésus.


Véronèse se retrousse les manches et se met au travail. Les grands formats, c'est son truc.


Mais quand l'œuvre est dévoilée, on entend des dents grincer.


Pourquoi ? Parce que le peintre a transformé le dernier repas du Christ en un dîner plus fastueux qu'un banquet royal. Dans un décor luxueux, Jésus et ses apôtres sont perdus parmi les serviteurs, gardes, bouffons et courtisans, hallebardiers qui s'enivrent, bavards qui s'époumonent... Il y a même un chien, au centre, qui semble attendre Dieu sait quoi.


On est aux antipodes des représentations traditionnelles de la Cène, tout en sobriété et en solennité.


Pour certains, on nage en pleine hérésie. On prévient donc l'Inquisition, qui convoque le peintre aussitôt.


L'interrogatoire est digne des Monty Python. Quand on lui demande pourquoi il a peint autant de personnages, Véronèse argue qu'il restait de l’espace sur la toile. Et quand on exige qu'il justifie ses fantaisies, il déclare que les peintres sont "aussi libres que les poètes et les fous".


Bref, Véronèse tient bon. Le Saint-Office aussi : l'artiste est sommé de modifier son tableau.


L'Inquisition manquant un tantinet d'ouverture d'esprit, Véronèse finit par céder. Mais au lieu de retoucher son œuvre, il n'en change que le titre : la Cène devient le Repas chez Levi. En référence à un épisode de la Bible dans lequel Jésus est invité chez un notable fortuné amateur de festins.


Ce qui importe aux juges, c'est que l'Evangile soit respecté. C'est désormais le cas : le tableau peut donc rester tel quel.


Véronèse s'est posé les bonnes questions. Plutôt que d'obéir aveuglément à ses juges, il a cherché à comprendre leur point de vue.


Et il en est arrivé à la conclusion que ce qui les dérangeait n'était pas l'image elle-même, mais son inadéquation avec leur vision de la Cène. C'est elle qu'ils voulaient protéger. Il suffisait donc de changer l'épisode auquel la toile se référait.


Un négociateur appellerait ça "identifier les intérêts derrière les positions". Il s'agit de questionner les motivations réelles de nos contradicteurs, au-delà de leurs récriminations.


Quand nous sommes en situation d'antagonisme sur un sujet délicat, posons-nous ces questions :

- Pourquoi est-ce important pour l'autre ?

- Quel est son besoin ?

- Que défend-il ?


Les gens ont rarement pour vocation de nous empoisonner la vie : quand ils le font, c'est qu'ils ont leurs raisons. Ce sont elles qu'il faut comprendre.


Alors si l'Inquisition vous a dans le collimateur... pensez à Véronèse.

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