Ca, c'est la Chapelle du Rosaire, à Vence. Sa particularité: elle a été entièrement dessinée et décorée par Henri Matisse. Et de mon point de vue d'athée, elle parle moins de confrérie religieuse que de confraternité professionnelle.
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Matisse la considérait comme son "chef d'œuvre". Le truc, c'est que quand il s'attèle au projet, à la fin des années 40, il a déjà 80 ans (et un méchant cancer qu'il traîne depuis 8 ans). Alors évidemment, le challenge en surprend quelques-uns.
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La détermination de Matisse est d'autant plus admirable que certains font tout pour le dissuader. Parmi eux: Pablo Picasso. Le rival. Matisse et Picasso, c'est Bill Gates et Steve Jobs avec des pinceaux. Ils se connaissent depuis le début du siècle, ils ont tous les deux contribué à l'avènement de l'art moderne (Cubisme pour l'un, Fauvisme pour l'autre), et ils ont passé leur vie à se réinventer… tout en surveillant leur compétiteur et en se faisant un devoir de répondre à chaque coup d'éclat par un coup d'éclat plus impressionnant. De l'amitié, certainement. De l'émulation, assurément.
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Alors quand Matisse annonce qu'il va construire une chapelle, Picasso se fend d'une lettre: "Mais pourquoi faites-vous ça ? Vous n’êtes même pas croyant, vous n'en avez donc pas le droit." Réponse: "Picasso, ne faisons pas les malins. Quand tout va mal, nous nous jetons tous dans la prière." S'ensuit une correspondance aussi aimable qu'un fil de commentaires sur LinkedIn. Par exemple: "Après votre mort, on fera dans votre chapelle une halle pour vendre des légumes." Ambiance.
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Bref, Matisse s'obstine, et terminera sa chapelle en 1951. L'autre sera tellement furax qu'il décidera de décorer lui aussi une chapelle, dans le château de Vallauris. Il est comme ça, Picasso.
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Ca, c'est l'Histoire. Mais comme souvent, le plus intéressant, c'est l'anecdote. En l'occurrence, un incident survenu pendant le chantier de la chapelle.
A l'été 1949, Matisse attend fébrilement les 200 carreaux de céramique blancs, faits à la main, qu'il a commandés à un artisan. Il est épuisé: il passe ses journées à monter et descendre d'un escabeau, au point de faire régulièrement des malaises (rappelez-vous: il a 80 piges). Et voilà que ses précieux carreaux arrivent... presque tous brisés. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il s'effondre. (Matisse, pas le vase)
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Mais qui c'est qui débarque alors pour lui poser la main sur l'épaule et l'encourager à reprendre le travail? Ben oui: Picasso. Bon, il n'a pas non plus traversé la France au volant de son Hispano-Suiza, puisqu'il habite à Vallauris, à 30 km de là . Mais quand même: le soutien est venu de là où on l'aurait attendu le moins. Parce qu'au-delà de la rivalité et de la jalousie, il y a l'estime, l'empathie et la conscience que les difficultés de l'autre pourraient être les nôtres. En un mot: la confraternité.
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Morale de l'histoire: un concurrent n'est pas un adversaire... et pour l'amour de Dieu, soyons sympas sur LinkedIn.