"Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots."
Ces vers sont d'Alfred de Musset. Le tableau est de Gustave Courbet. Et si le poète et le peintre ne se sont pas consultés, il me semble qu'ils étaient sur la même longueur d'onde.
Car avec L'homme blessé - c'est le titre du tableau -, c'est bien un sanglot que Courbet essuie.
L'individu est touché au cœur, comme en atteste le sang sur sa chemise. Son épée est posée à côté de lui, contre un arbre, tandis qu'il sombre dans un sommeil sans retour.
Ce visage, c'est celui de Courbet lui-même. L'image, achevée en 1854, serait donc un autoportrait macabre. Mais la blessure, en dépit des apparences, n'est pas le résultat d'un duel à l'épée. Elle est amoureuse.
En effet l'analyse de la toile aux rayons-X, en révélant les couches de peinture inférieures, a montré que l'œuvre, à l'origine, décrivait une scène très différente.
Au lieu de la blessure, Courbet avait peint - des années plus tôt - une femme allongée à ses côtés, qui posait sa tête sur son épaule. Qui est-elle ? Virginie Binet, celle que l'artiste considérait comme "l'amour de sa vie".
Quand sa dulcinée l'a quitté, le peintre a sombré dans une tristesse infinie.
Que faire alors de ce tableau évocateur d'un bonheur révolu ? Le vendre ? Le brûler ? Le transformer en puzzle ?
Courbet a préféré en faire une œuvre cathartique. En retouchant sa toile, il a remplacé l'image du plaisir par celle de la souffrance. Exit la femme adorée : voilà une épée et une blessure funeste.
L'histoire est si touchante que j'ai presque honte d'en tirer, ci-dessous, une leçon bien prosaïque. Mais je ne fais que mon humble travail : essayer de comprendre en quoi les artistes peuvent inspirer nos métiers.
Et en l'occurrence, ce qui m'intéresse, c'est que Courbet a su revisiter son travail au lieu de s'en débarrasser. Ce tableau, qui n'avait plus de sens pour lui, il l'a modifié pour lui donner une signification nouvelle.
Combien de nos projets finissent à la poubelle à cause d'un changement de contexte que nous n'avons pas choisi ? Une réglementation qui évolue, un marché qui fluctue, un client qui se désiste, un concurrent qui surgit... et voilà nos plans qui tombent à l'eau.
Vraiment ? N'y a-t-il vraiment aucun moyen de rectifier, d'adapter, de construire sur l'existant pour actualiser des idées trop vite jugées obsolètes ?
Quand un changement survient, capitalisons sur ce que nous avons déjà accompli. Car même si tout semble vouloir contrarier nos projets, notre travail a de la valeur... et nos idées méritent que nous leur donnions une chance d'aboutir.
Laissons donc les chants désespérés à la poésie. Et quoi qu'il arrive, n'en déplaise à de Musset, continuons d'y croire.