L'image d'une feuille jaunie n'est pas très excitante, j'en conviens. Mais croyez-moi: celle-là vaut bien 3 minutes de lecture.
L'histoire se passe en 1953, et implique deux artistes.
- Robert Rauschenberg a 27 ans. Il n'est pas encore célèbre, mais compte parmi la nouvelle garde de l'art américain.
- Willem de Kooning a 49 ans. Il est une star de la peinture américaine, au même titre que Pollock ou Rothko.
L'œuvre, signée Rauschenberg, s'intitule Erased de Kooning Drawing. Et effectivement, c'est bien un dessin du maître que le jeune homme a effacé.
Vandalisme déguisé en art conceptuel?
Symbole d'une rébellion générationnelle?
Meurtre œdipien d'une figure tutélaire?
Simple provocation?
Rien de tout ça: selon Rauschenberg, ce n'est pas une "destruction", mais une "célébration".
C'est pourquoi il a encadré la feuille comme une œuvre classique, avec passe-partout et cadre doré. Une manière d'assimiler de Kooning aux maîtres du passé, dont les œuvres subissent les effets du temps et dont le souvenir se dissout dans la mémoire collective.
Mais quoi qu'on pense de l'oeuvre, sa genèse est édifiante.
Un soir, de Kooning entend frapper à sa porte. C'est le jeune Rauschenberg qui vient lui demander un dessin.
"Pourquoi faire?"
"Pour l'effacer."
Après un silence gêné et quelques minutes d'explications, De Kooning accepte. Il saisit un carnet à croquis pour en arracher une page. Puis il s'arrête, se ravise, repose le carnet, prend un portfolio et en sort un dessin très abouti, rehaussé d'encre et de peinture.
Rauschenberg conteste:
"Je n'ai pas besoin d'un dessin aussi réussi!"
De Kooning insiste:
"Prenez celui-là. Pour deux raisons:
- D'abord, parce qu'il faut que le dessin me manque.
- Ensuite, parce qu'il faut que ce soit difficile à effacer."
De fait, Rauschenberg y passera deux mois, gommant, grattant, frottant, en prenant soin de ne pas trouer le papier.
Ce qui me fascine, plus encore que l'audace du jeune artiste, c'est la logique de son aîné: un travail n'a de valeur que s'il est le fruit d'un effort et/ou d'un sacrifice.
En l'occurrence, de Kooning a sacrifié un dessin auquel il tenait, et Rauschenberg a dû fournir un effort pour l'effacer.
Pour vous et moi, le résultat aurait été identique s'il avait gommé le premier croquis venu. Mais pour eux, l'oeuvre n'aurait pas été la même.
Il n'est pas question ici de pénibilité, mais juste de notre capacité à investir du temps et de l'énergie dans ce que nous faisons... et à renoncer à quelque chose d'important pour faire advenir autre chose.
N'oublions pas que la valeur de notre travail, c'est d'abord nous-mêmes qui l'estimons. Et il n'en aura à nos yeux que s'il exige de nous un réel engagement.
La facilité et la gratuité n'ont jamais produit de valeur, ni de fierté. Il faut qu'un travail nous coûte pour que nous en sortions grandis.
C'est peut-être ça, le sens de l'effort.