Quarante ans et un océan les séparent.
Eugène Atget, le Parisien, a documenté la transformation de la Ville Lumière dans les années 1900-1920.
Berenice Abbott, la New-Yorkaise, a contribué à l'avènement de la photographie américaine dans les années 1930-1950.
Le premier est décédé alors que la seconde débutait sa carrière.
Ces deux photographes auraient pu ne jamais se croiser. Pourtant ils sont entrés dans l'histoire main dans la main, au point qu'il est difficile de parler de l'un sans rendre hommage à l'autre.
Dans les années 1920, Abbott vit a Paris, où elle est venue parfaire sa formation artistique aux côtés de son compatriote Man Ray.
Plongée dans la vie culturelle parisienne, elle découvre le travail d'un vieil homme discret, Eugène Atget, alors au crépuscule de sa vie.
Pendant 30 ans, Atget a photographié les rues de Paris. Mais son intention, de son propre aveu, n'était pas artistique: dans une ville en pleine mutation, il a voulu bâtir un fonds documentaire qui puisse servir de ressource aux peintres, architectes et historiens.
Pourtant la jeune Américaine est fascinée par son travail. Et quand, en 1927, le septuagénaire casse sa pipe, elle fait de même avec sa tirelire pour acheter la totalité de ses archives. Avec une ambition: faire connaître partout l'œuvre du Français.
De retour à New York en 1929, Abbott n'a de cesse de promouvoir, d'articles en expositions, le travail de celui qu'elle présente comme "un historien de l'urbanisme et un véritable romantique."
Et surtout, elle inscrit sa propre démarche de photographe dans la lignée du travail d'Atget.
Comme il avait enregistré le Paris de la Belle Epoque, elle documente le New York des Années Folles.
Les gratte-ciels ont certes remplacé les immeubles haussmanniens, mais l'esprit est le même: recherche de perspectives originales, attention portée à chaque façade, à chaque vitrine, volonté de témoigner de la vie urbaine entre un passé qui s'efface et un futur qui prend forme...
Atget et Abbott, par-delà le temps et l'océan, ont écrit deux chapitres d'une même histoire.
Alors la question que je propose de nous poser est la suivante: quels successeurs sommes-nous?
Comment portons-nous, dans nos métiers respectifs, l'héritage de ceux qui nous ont précédés?
Chaque génération veut innover, inventer, révolutionner... et dans cette course à la modernité, les anciens n'ont souvent pas leur place. Pourtant on ne construit rien de durable sans des fondations solides.
L'admiration d'Abbott pour Atget nous rappelle que le jeunisme est une faute autant qu'une aberration.
L'humilité et la bienveillance - dont on parle tant mais qui font si souvent défaut - commencent peut-être par cette prise de conscience: nous ne sommes pas les premiers.
Sachons dire notre gratitude à ceux, vivants ou morts, qui nous ont ouvert la voie. Car nous avons une dette envers eux.