Il est grand, épais, il pèse une tonne. Sa couverture noire détonne dans ma bibliothèque.
Il s’intitule l'Enfer. Pas de Dante, mais de James Nachtwey.
Photographe de guerre, Nachtwey a couvert les plus grands conflits contemporains. Salvador, Soudan, Rwanda, Kosovo... les "points chauds", il connaît. Mais il ne s'y est jamais habitué.
Sur près de 500 pages, l'horreur se répand en noir et blanc au fil des chapitres et des lignes de front. Hommes et femmes mutilés, assassinés, enfants défigurés, familles endeuillées hurlant leur désespoir...
De charniers en camps de réfugiés, Nachtwey nous rappelle que la guerre, au-delà des machettes et des kalachnikovs, c'est aussi la famine, la maladie et la misère, qui s'installent quand les populations fuient et que les terres fertiles sont devenues champs de bataille.
L'Enfer n'est pas un livre qu'on feuillette sur un canapé, pieds sur la table basse et verre de Sancerre aux lèvres. C'est un calvaire qu'on s'inflige, la tête entre les mains et une boîte de mouchoirs à disposition.
L’ouvrir, c'est se confronter à la violence des hommes et à l'absurdité du monde.
C'est éprouver la colère, la tristesse, la haine à l’encontre des instigateurs de ces atrocités.
C'est mesurer ce dont la cruauté et la cupidité sont capables quand elles sont associées au pouvoir.
C'est réaliser que les soldats eux-mêmes, souvent, sont plus victimes que bourreaux.
C'est se condamner, enfin, à ne plus jamais voir le monde avec candeur.
Alors pourquoi s’imposer ce spectacle? Par masochisme? Par voyeurisme?
Peut-être parce que ces photos sont sublimes.
Surgit alors une question éthique: peut-on décemment "esthétiser" la guerre ?
Je croyais le contraire; je suis désormais convaincu qu'on peut le faire. Qu’on DOIT le faire. Parce que c’est la meilleure manière de lutter contre deux fléaux: le déni et l’oubli.
Contre le déni parce que la beauté est un Cheval de Troie. Les images, par leurs qualités esthétiques, s'imposent à nous. Elles appâtent notre œil pour mieux frapper notre conscience. Delacroix, Goya, Picasso l’avaient compris en peignant la guerre.
Contre l’oubli parce que l’art est ce qui résiste au temps. Alors que l’actualité file au rythme des tweets et des dépêches AFP, lui s’infiltre dans notre culture. Les JT se succèdent mais les œuvres restent. Dans nos musées, nos livres, nos mémoires.
Voilà pourquoi j’ai acheté l'Enfer.
Pour que mes yeux, à chaque fois que je traverse mon salon, se posent sur cet énorme pavé noir. Car alors je pense à Kharkiv, à Gaza, à tous les endroits où des hommes s'entretuent.
Notre vie, sans doute, n’est pas idéale. Nos métiers nous épuisent, nos échecs nous hantent, nos frustrations nous accablent et nos succès ne sont jamais assez grands. Soit. Mais ayons la décence de ne pas oublier qu’ailleurs, d’autres traversent l’enfer. Le vrai.
Il y va de notre humanité.