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Grégoire Jeanmonod

Dogme et antidogme


Raymond Depardon a plusieurs talents. Réalisateur césarisé, journaliste plébiscité, il est aussi un immense photographe.


Mais dans ce domaine, il a eu le même problème que tous ceux de sa génération : il est arrivé après le dieu de la photo française, Henri Cartier-Bresson, de 34 ans son aîné. Et il est difficile de grandir à l'ombre des géants.


Cartier-Bresson est entré dans l'histoire comme l'inventeur de la notion "d'instant décisif". Photographier consisterait à capturer une action à la fraction de seconde où elle est la plus éloquente, la plus signifiante. Il disait vouloir "prendre des photos sur le vif, comme des flagrants délits."


Le truc, c'est qu'il n'a jamais voulu faire de cet "instant décisif" une règle : "On me prête ce terme mais je n'y suis pour rien".


C'est que l'éditeur de son premier livre, Images à la sauvette, avait cité dans la préface une phrase du Cardinal de Retz: "Il n'y a rien dans le monde qui n'ait son moment décisif". L'expression a été reprise comme titre de la version anglaise de l'ouvrage : The Decisive Moment... et voilà Cartier-Bresson définitivement associé à cette notion dans l'esprit de tous.


Depardon, lui, débute alors que le maître est au sommet de sa gloire. Et quand il intègre l'agence Magnum - fondée par Cartier-Bresson lui-même 30 ans plus tôt - il comprend le poids de cet héritage.


"A l'époque, dira-t-il, l'approche de Cartier-Bresson était un dogme. Et tous les photographes qui voulaient entrer chez Magnum l'adoptaient."


Mais Depardon veut être Depardon.


Alors il prend le contre-pied : à "l'instant décisif", il oppose les "temps faibles". Des images où rien ne se passe : "aucun intérêt, pas de moment précis, pas de lumières magnifiques, pas de rayon de soleil, pas de chimie bricolée."


Et ses photos séduisent, précisément parce qu'elles échappent à l'urgence. L'instantanéité s'y trouve remplacée par un sentiment de lenteur, voire d'éternité.


Depardon aura cette phrase : "J'ai compris que je pouvais être photographe sans être Cartier-Bresson."


Quel que soit notre job, nous ne sommes jamais les premiers. D'autres avant nous ont créé, inventé, posé les bases de notre métier. Certains de ces prédécesseurs ont brillé par leur vision, et il est tentant de marcher dans leurs pas en prenant bien garde de ne pas déroger aux sacro-saintes règles qu'on a bâties autour d'eux.


Mais souvenons-nous de Cartier-Bresson : les dogmes sont rarement imposés par les esprits qui les ont inspirés. Car ceux-là savent trop bien que la liberté et la singularité contribuent ensemble au génie humain.


Alors méfions-nous des figures tutélaires. Rendons grâce aux hommes et femmes qui nous ont ouvert la route, mais n'ayons pas peur de chercher notre voie à l'écart du chemin qu'on nous impose parfois en leur nom.


Même si cela implique de marcher à contre-sens... ou à contre-temps. ;)

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