Jackson Pollock est entré dans l'histoire à la fin des années 40 pour sa technique du dripping, qui consistait à projeter de la peinture sur une toile étendue au sol.
Mais avant ça, il a pas mal galéré. Pendant 15 ans, il a peint beaucoup, douté énormément, et bu plus que de raison. Ses œuvres, alors vaguement figuratives, suscitaient plus de perplexité que d'enthousiasme.
L'année charnière, c'est 1943. Parce qu'alors il rencontre la grande galeriste Peggy Guggenheim.
En plus d'exposer ses œuvres, elle lui passe une commande exceptionnelle: une œuvre de 7 m sur 3 destinée à son appartement de l'Upper East Side.
L'enjeu est décisif. L'œuvre, installée au domicile de Guggenheim où se pressera le gratin new-yorkais, garantira à Pollock une visibilité extraordinaire.
Tout feu tout flamme, il fait livrer la toile dans son atelier, démolit une cloison pour installer l'immense châssis, saisit ses pinceaux... et là, il bugue. Le blocage. Jamais il ne s'est attaqué à un tel format.
Cinq mois plus tard... la toile est vierge. Pollock est en panne. Alors Guggenheim exige que l'œuvre soit prête pour la fête qu'elle donnera chez elle trois semaines plus tard.
Passent trois semaines moins un jour... et toujours rien. Pollock reste assis devant sa toile, médusé. Sa compagne, l'artiste Lee Krasner, panique: "Ca doit être terminé demain, et il n'a même pas commencé!"
La nuit tombe. Pollock s'active soudain. Il racontera: "J'ai eu une vision. C'était une galopade. Des vaches, des chevaux, des buffles, tout ça chargeait à travers cette fichue surface."
Pendant toute la nuit, il peint frénétiquement, esquissant des silhouettes animales... pour les faire disparaître aussitôt sous les coups de pinceau.
Au matin, il a fini. L'œuvre, Mural, marquera une rupture dans son parcours... et dans l'histoire.
Parce qu'elle inaugure ce qu'on appellera le "all-over". Chaque partie de la toile, du centre aux coins, contient la même charge sémantique. L'image ne présente ni fond ni motifs, aucune forme n'est dissociable d'un arrière-plan.
Cette esthétique préfigure le dripping qui fera bientôt le succès du peintre. Sans Mural, Pollock ne serait peut-être jamais devenu Pollock.
Loin de moi l'idée de célébrer les vertus de la procrastination ou les bienfaits du travail sous pression. Mais force est de reconnaître que se retrouver au pied du mur se révèle souvent stimulant.
Par aversion au risque, nous avons besoin d'un projet abouti pour passer à l'action. Le problème, c'est que si nous attendons d'avoir un plan parfait pour agir, il se peut que nous ne fassions jamais rien.
La nécessité de produire sans délai est un moteur puissant: quand on n'a plus le choix, on passe outre notre désir de perfection. On se lance, on crée, on rectifie... et on explore des pistes originales.
Quel que soit l'épilogue, on aura au moins surmonté le syndrome de la toile blanche.