Vous avez toujours pensé que ceci était une fumisterie ? Voici pourquoi c’était un coup de maître.
L’art conceptuel, c’est vrai, peut agacer. Une banane scotchée sur un mur vendue 120.000 dollars, ça file de l’urticaire à pas mal d’entre nous. Dérive fumeuse ou liberté vertueuse ? Le débat n’a pas de fin, mais il a un début. Et quand on revient à sa source tel un saumon remontant les courants artistiques, on tombe sur… Marcel Duchamp, coupable désigné des excès de l’art contemporain.
La pièce à conviction qui l’incrimine ? Un vulgaire urinoir, érigé en œuvre d’art en 1917. Avec ce précédent, il aurait ouvert la Boîte de Pandore.
Mais avant de le condamner, retraçons les faits (en tout cas dans leur version officielle):
En 1912, le peintre voit sa participation refusée au Salon des Indépendants, pourtant créé pour accueillir les artistes rejetés du Salon Officiel. Recalé parmi les recalés : le summum du seum. Il se jure alors de pourfendre la censure exercée par les jurys d’admission.
Réformé en 1914 pour insuffisance cardiaque (l’armée non plus ne veut pas de lui), il s’installe à New York : c’est là qu’il fomente sa revanche. Et en excellent joueur d’échecs, il agit en stratège. Son objectif : remporter la partie en 5 coups, façon Bobby Fischer.
Résumé :
- 1) Il participe à la création de la Society of Independant Artists, qui promet d’organiser un salon « sans jury, ni récompense ». Le principe : n’importe qui peut exposer n’importe quoi.
- 2) Il s’arrange pour prendre la présidence de la société. Facile : le poste n’offre aucun avantage.
- 3) Il envoie sous un faux nom – Richard Mutt – un banal urinoir, basculé sur le dos et rebaptisé Fontaine.
- 4) Il prend soin d’être absent le jour où le comité reçoit l’objet, pariant sur le fait que ses pairs refuseront « l’œuvre » en dépit du principe fondateur de la société. Ce qu’ils font, bien entendu.
- 5) Enfin, il s’indigne de cette décision, démissionne et expose l’affaire dans la presse. La revue The Blind Man (coéditée par Duchamp lui-même, c'est pratique) s’en fait l’écho. Elle demande au photographe Alfred Stieglitz – dieu vivant sur la scène artistique – d’illustrer l’article. Stieglitz, s’il trouve grotesque la démarche de Mr Mutt, n’est en pas moins partisan de la liberté en art. Il dispose donc l’objet sur un socle, l’éclaire avec soin et choisit une toile abstraite en guise de décor.
L’urinoir se retrouve ainsi en pleine page d’une revue spécialisée, traité comme la Vénus de Milo par le plus influent des photographes. De fait, il acquiert le statut d’œuvre d’art... et ébranle le pouvoir absolu des jurys. Echec et mat.
Mais comment défendre un homme arrivé à ses fins par la duperie ? Peut-être en rappelant que sa manœuvre, si elle a inspiré quelques excès, a offert une liberté salutaire à de nombreux artistes.
Morale de l’histoire : on n’a pas besoin d’être le meilleur dans son domaine pour changer les choses. Il suffit parfois d’une stratégie solide… et d’un urinoir en faïence.