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Grégoire Jeanmonod

Bienvenue aux Folies Bergère


Incontestablement, nous sommes à l'ère du loisir "immersif".


La VR nous permet d'explorer des mondes comme si nous y étions, nous nous enfermons dans des salles d'escape game, des musées nous invitent à déambuler entre des œuvres projetées sur des murs et les salles de cinéma sont équipées pour nous plonger au cœur de l'action...


Le but ? Nous offrir une expérience mémorable.


Mais cette quête d'immersion n'est pas l'apanage de notre ère technologique.


Peint en 1880, trois ans avant la mort d'Edouard Manet, Un Bar aux Folies Bergère est souvent présenté comme son testament artistique.


Nous sommes dans le temple de la fête parisienne à l'époque du french cancan, d'Offenbach et d'Aristide Bruant. Une serveuse nous fait face, appuyée sur le bar, tandis que le miroir derrière elle nous renvoie l'image de la foule des spectateurs devisant à la lueur des éclairages électriques.


Mais quelque chose cloche... Regardez le bord inférieur du miroir: il est horizontal. Cela signifie que le plan du miroir est parallèle à celui du tableau. Logiquement, le reflet de la serveuse devrait être derrière elle, caché par son propre buste. Pourtant, Manet a choisi de le déporter sur la droite.


Le peintre a bafoué ici la règle optique la plus élémentaire. Pourquoi? Parce qu'en déplaçant ainsi le reflet de la serveuse, il nous permet de voir l'homme qui s'adresse à elle.


Or, dans l'espace réel, qui se tient devant la serveuse? Nous. Vous, moi, quiconque regarde le tableau.


Ce dandy au gibus, c'est notre incarnation aux Folies Bergère. C'est en quelque sorte notre "avatar".


Manet a réussi, par le truchement de ce personnage, à nous projeter dans la réalité (virtuelle) du Paris de la Belle Epoque. Sans Apple Vision Pro.


Allons même plus loin... L'homme qui a posé ici pour Manet, c'est Louis Latouche, un ami peintre. La question se pose donc: en nous représentant sous les traits d'un artiste, Manet n'a-t-il pas voulu faire de nous des créateurs, tout comme lui? Non plus des spectateurs, ni même des acteurs, mais des co-auteurs de la scène?


Quoi qu'il en soit, avec Manet c'est notre rapport à l'œuvre d'art qui change. La contemplation se fait immersion. Monde réel et univers fictif se télescopent. Et la relation unilatérale devient dialogue.


Voilà ce que nous devons viser, dans nos métiers respectifs. Quel que soit notre secteur d'activité, la notion "d'expérience client" est fondamentale. Et elle sera positive si nous traitons le client en sujet, plutôt qu'en objet.


Il s'agit de l'inviter dans notre bulle, de le laisser interagir avec elle, de le considérer, de l'écouter, pour faire de lui le cocréateur de la valeur que nous prétendons apporter.


Car si, comme l'a dit Marcel Duchamp, c'est le regardeur qui fait le tableau, c'est bien le client qui fait l'entreprise.

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